Michel Alomène

Ulysseland

 
Jamais, même en se rasant, Kōnstantínos Papadakis n’avait imaginé se retrouver dans la peau d’un ministre, ni même d’un secrétaire d’état. Hormis une légère poussée de prurit révolutionnaire lors de sa folle jeunesse estudiantine, il s’était toujours tenu soigneusement à l’écart des joutes politiciennes et n’avait jamais très bien compris pourquoi certains parmi les plus urbains de ses amis pouvaient, à la simple écoute d’un débat télévisuel, se transformer en fauves prêts à en découdre avec quiconque osait les contredire.
 
Auteur d’abscons traités de mathématiques, Kōnstantínos vivait en digne épicurien sur l’île de Céphalonie où il avait acquis une gentille petite bicoque qu’il avait entrepris de retaper.
 
Par une torride matinée de juin, alors que penché sur son établi, il s’interrogeait sur les étonnantes disparités existant entre les taux de T.V.A. applicables au secteur de la construction, il reçut un véritable appel au secours du tout nouveau directeur général du Pasok.
 
Flatté très peu, intéressé encore moins, mais humainement curieux, Kōnstantínos souhaita en savoir plus et après avoir appris le qui, le pourquoi, le comment de cette surprenante requête, signala que hors le budget de son ménage et l’état parfois précaire de son compte en banque, ses compétences en économie étaient quasiment nulles.
 
- Je comprends vos réticences et je les partage, lui répondit l’éminence socialiste, mais je sais aussi vos dons de comédien, votre sens de la répartie et votre appétence pour Ménandre et Plaute. Alors dans la situation dramatique que connaît notre pays, il m’apparaît qu’un brin d’humour glissé de temps à autre dans la conversation pourrait, si cela se peut, dérider les austères que vous serez appelé à côtoyer et les amener ainsi à plus de compréhension. Quant à votre soi-disant ignorance, je tiens tout de suite à vous rassurer. Je viens d’obtenir la désignation de Théa Papandréou, une parente éloignée de l’ancien premier ministre, comme secrétaire d’état aux décisions stratégiques. Diplômée de la London School of Economics, elle possède la réputation d’être une grosse pointure dans son domaine. Il s’agit aussi d’une très jolie jeune femme, mais ai-je besoin de préciser cela à l’esthète que vous vous flattez d’être
 
Fut-ce le portrait un rien dithyrambique qu’on lui dressa de cette Hermès en tailleur et veste Gucci qui fit pencher la balance, fut-ce plutôt l’ampleur du défi à relever, cet à nouveau récurage en profondeur des écuries d’Augias qu’étaient les comptes de la nation grecque qui l’emporta, toujours est-il que Kōnstantínos finit par s’offrir en sacrifice à sa patrie désargentée.
 

 
Trois mois après l’acceptation de cette ingrate mission, Kōnstantínos avait perdu dix kilos, sa bonne humeur et les quelques certitudes quant à l’intelligence de l’homme qu’il s’était forgées au cours de sa carrière. Ballotté de tempêtes monétaires en tsunamis boursiers, considéré de haut par ses alter ego européens, raillé pour sa soi-disant incompétence par la presse anglo-saxonne, il ne savait plus où donner de la calculatrice et avait de plus en plus l’impression qu’on exigeait de lui qu’il comble un trou dans une digue avec un seul doigt.
 
C’est au retour d’un sommet de l’Eurogroupe à Luxembourg où ses homologues lui avaient concédé, non sans réticences, la vague promesse d’une aide financière substantielle contre la mise en œuvre d’un énième plan de rigueur que sa dévouée secrétaire l’informa qu’un certain Zhào Da-Xia souhaitait le rencontrer.
 
Kōnstantínos s’activa sur son ipad et découvrit que ce mystérieux solliciteur n’était autre qu’un de ces messieurs Gros Sous qui, galvanisés par le « Peu importe que le chat soit noir ou blanc, pourvu qu’il attrape la souris » de Den Xiaoping, avaient réussi, en quelques décennies, à propulser la Chine au premier rang des pays industrialisés. Propriétaire d’un chantier naval et d’une compagnie aérienne à bas prix, Zhào Da-Xia était en outre actif dans le domaine de l’industrie touristique.

 
Cheveux gris en brosse, mince et sec comme un élastique tendu autour d’une liasse de 100 euros, l’homme d’affaires avait l’air d’avoir cinq ou dix ans de moins que l’âge qu’il avouait sur son site internet. Doué d’un physique de Bruce Lee vieillissant, il avait une poignée de main ferme et franche et affichait un sourire narquois non dénué de chaleur.
 
- Un cigare ? demanda-t-il d’emblée en présentant un étui orné d’un dragon rampant. Ce sont des cohibas roulés à la main, les meilleurs du monde paraît-il, notre vénéré président Mao les appréciait d’ailleurs beaucoup…
 
- Pourquoi pas ? répondit Kōnstantínos. S’ils étaient bons pour la santé de votre grand timonier, je suppose qu’ils sont tout aussi bons pour les poumons du très humble valet du capital que je suis.
 
Il en prit un dont il coupa adroitement le bout, l’alluma et inspira une première bouffée. C’était divin.
 
- Oublions ces querelles d’un autre siècle, reprit Zhào en tétant béatement sur son barreau de siège. Elles n’ont plus vraiment lieu d’être depuis que les dirigeants chinois ont décidé dans leur grande sagesse d’opter pour une autre voie et d’adopter le meilleur du monde capitaliste… Et puis comme le dit le philosophe : « C’est sur le fond et non sur l’apparence qu’il faut juger.»
 
Ne sachant que penser de cette citation, Kōnstantínos décida de relever sa garde. Citer Esope et démontrer ainsi sa grande connaissance de la culture grecque n’était pas anodin.
 
- Et comment s’est déroulée votre réunion, monsieur le Ministre, s’enquit aimablement le tycoon après quelques instants d’un silence pesant. J’espère que vous ne revenez pas de Luxembourg les mains vides…
 
Kōnstantínos sentit son front se couvrir du rouge de l’embarras. Qu’aurait-il pu révéler de plus à son interlocuteur qu’il ne sache déjà ? Devait-il lui décrire le silence glacial qui avait accueilli ses propositions, pouvait-il, avec ses pauvres mots, lui dépeindre le sourire condescendant du tout nouveau ministre français, l’attitude désinvolte du délégué italien qui se curait les trous du nez pendant qu’il intervenait, la morgue du délégué anglais et surtout, la mimique désabusée échangée par le président de la B.C.E. et le commissaire européen aux affaires économiques lorsque le sort de la Grèce avait été évoqué lors du point presse ?
 
Le silence qui s’ensuivit resta suspendu un moment dans les airs comme la fumée du cigare du monsieur Gros Sous et dura jusqu’à en devenir gênant. Puis comme pour dissiper le malaise qui menaçait de perdurer, Zhào Da-Xia après avoir rejeté un fin nuage bleuâtre vers le plafond, s’éclaircit la gorge d’un discret toussotement avant d’allonger la main vers un dossier posé sur un guéridon.
 
- Voilà peut-être une partie de la solution à vos problèmes, monsieur le Ministre. Dites-moi donc ce que vous en pensez…
 
Kōnstantínos déplia le document que l’homme d’affaire venait de lui remettre et leva un sourcil. Sa curiosité était piquée, mais son expérience de la vie lui avait appris qu’il valait mieux parfois laisser son interlocuteur dévoiler le fond de sa pensée.
 
Il s’agissait de la copie d’une carte récupérée sur le web. On y reconnaissait le quart nord est de la Turquie, l’archipel des Sporades et le semis d’étoiles des Cyclades, les côtes tourmentées de la Grèce, la botte italienne bottant la Sicile en touche et une grande partie des rivages africains.
 
Une ligne rouge en pointillé courait en outre d’un point situé en territoire turc en face de Lesbos jusqu’au détroit de Gibraltar. Tracée par un géographe dont l’indécision semblait la qualité première, elle prenait naissance en Thrace, filait droit vers le Golfe de Gabès après avoir contourné le Péloponnèse, flânait, comme si elle ne savait choisir un lieu d’ancrage, entre la côte transalpine et un îlot perdu au large de la Sicile, allait se perdre ensuite aux confins de la Méditerranée après avoir fait un léger détour par la Sardaigne et s’être faufilée, hésitante, par le détroit de Messine et terminait enfin son vagabondage sur une des îles de la mer Ionienne.
 
- Eh bien, fit l’homme d’affaires, en tapotant nerveusement l’accoudoir de son fauteuil.
 
Kōnstantínos resta muet. Cette carte ne lui signifiait rien. Puis un souvenir remonta des profondeurs de son enfance.
 

 
Il est assis au fond de la classe là où le soleil est toujours présent. Une faible brise qui sent les foins coupés agite les rideaux ; plus loin, dans les hauts, on perçoit les sonnailles d’un troupeau.
 
C’est l’instant magique, la dernière étape avant que la cloche ne sonne, le merveilleux quart d’heure du conte, celui que Kōnstantínos préfère.
 
Adossé au tableau noir, monsieur Antonakis, son corps sec et noueux engoncé dans une blouse grise mouchetée de craie, ses bésicles en corne perchées en équilibre instable au-dessus de sa moustache gris métallique, tient un livre à la couverture fatiguée entre les mains.
 
Il fronce les sourcils, promène son regard sur les jeunes visages attentifs, s’attarde un très court instant sur la silhouette avachie de Stavros, le chahuteur de la classe, et sourit, un doux et tendre sourire de plaisir anticipé que peu dans le village ont eu l’occasion de surprendre.
 
- Ecoutez mes enfants, psalmodie-t-il d’un ton grave en écartant les bras comme s’il voulait prendre les cieux à témoin, écoutez ce que récitait notre grand Homère il y a 26 siècles, écoutez le cri du poète aveugle, c’est un pan sacré de notre patrimoine, écoutez : « En partant de Troie, le vent qui nous portait nous mit sous l'Ismaros, au pays des Cicones. Là, je pillai la ville et tuai les guerriers et lorsque sous les murs on partagea les femmes et le tas de richesses, je fis si bien les lots que personne en partant n'eut pour moi de reproches...


 
Et la voix de monsieur Antonakis tempête comme le borée dans le grand foc, et tous en chœur, font voile vers les rêves enchantés.
 

 
Cela dura quarante jours, à rejouer sur la cour le pillage d’Ismaros et la contre-offensive des Cicones, à dessiner dans les marges des cahiers, le masque halluciné des Lotophages et la gueule hideuse de Polyphème, à simuler, sous la double falaise à pic de la plage de sable blanc, le débarquement chez les Lestrygons et l’horrible festin cannibale qui s’ensuivit, à balbutier en phrases échevelées, à l’ombre des figuiers, la visite aux enfers et les rencontres avec les défunts, à graver dans la chair tendre des cerisiers, les troublantes silhouettes des sirènes et de Circé…
 
Et de Charybde en Scylla, pendant quarante jours, ils naviguèrent au gré des humeurs d’Eole et des colères de Poséidon, en compagnie de Calypso aux belles boucles et de la douce Nausicaa et finirent, heureux d’avoir accompli si beau voyage, par aborder aux rivages de leurs douze ans.
 
.
 
Lorsque Kōnstantínos et Zhào Da-Xia se séparèrent, la nuit était déjà tombée et Athènes s’offrait telle une catin défraîchie. Les trottoirs étaient criblés de déjections et les caniveaux débordaient de détritus ; de rares touristes erraient de restaurants aux grilles baissées en boîtes de nuit aux devantures barrées de planches.
 
Dans la lumière des phares, Kōnstantínos aperçut un petit campement de SDF. Un homme et une femme y étaient recroquevillés sous un abri fait de cartons et deux autres personnes, enveloppées de couvertures et de journaux, étaient couchées à côté d’eux.
 
Soudain un mouvement flou capta son attention et quelqu’un frappa à la vitre. Il tourna la tête et découvrit le visage d’un vieil homme dont les années avaient littéralement creusé les traits.
 
Il s’empressa de sortir deux euros et les déposa dans la paume tendue, puis il tapota sur l’épaule du chauffeur et ils reprirent leur route.
 
Ce lamentable spectacle le bouleversa. C’était donc cela les résultats de la politique de rigueur absurde que les partisans de la doxa libérale imposaient à son peuple.
 
Et dire que ce matin, le même groupe de froids doctrinaires avait à nouveau exigé qu’il tonde le peu de laine subsistant sur le dos de ses compatriotes.
 
L’étonnante proposition du nabab chinois ne pouvait-elle alors représenter une opportunité permettant à son pays d’essayer de se sortir du gouffre dans lequel il s’enfonçait ou bien n’était-ce qu’un de ces éléphants blancs bâtis sur le sable qui bien que largement subventionnés, créent peu d’emplois et périclitent rapidement.
 

 
- Ce sera tout bénéfice pour votre pays, avait argumenté Zhào Da-Xia en laissant la fumée s’échapper par ses narines et les coins de sa bouche. Les entreprises que je représente vous aident à boucler votre budget et en contrepartie, vous leur accordez la pleine et entière propriété de toute une série de zones franches à créer là où Ulysse aurait accompli ses exploits. Nous nous chargerons alors d’y installer des espaces ludiques et d’y attirer un maximum de visiteurs.
 
Kōnstantínos s’était senti partir en vrille. Acquiescer à un tel projet sans y mettre au préalable des garde-fous, c’était à coup sûr permettre que l’Iliade soit revisitée à la sauce manga, avec cortège de gladiateurs et de lotophages en entrée, combat de galères en carton pâte en plat de résistance et défilé de sirènes bodybuildées, de pythies échevelées et de gorgones à chevelure reptilienne en dessert.
 
- Et au niveau création d’emplois, avait-il hasardé après s’être remis du choc initial.
 
- Je ne peux rien vous promettre à ce sujet, avait expliqué le tycoon sans remarquer le trouble de son interlocuteur. Nos entreprises du B.T.P. seront plus que certainement intéressées par ces marchés et pour ce qui concerne les centres de loisirs, nous possédons déjà des équipes de gestionnaires expérimentés. Et puis pour tout vous dire, monsieur le Ministre, vos compatriotes n’ont franchement pas la réputation d’être très courageux. Enfin c’est que j’ai lu dans la presse allemande…
 
Kōnstantínos avait blêmi sous l’outrage, mais s’était gardé de répliquer. Au fond de lui, il savait déjà ce qu’il lui restait à faire. Accepter la proposition de l’homme d’affaires, cette obole, ce geste qui se voulait de commisération, mais n’était que mépris de nouveau riche envers plus déshérité, c’était trahir la mémoire de monsieur Antonakis, c’était échanger contre un plat de lentilles, les moments merveilleux où sur la musique d’Homère, il avait navigué en compagnie d’Ulysse.
 

 
Le bruissement de la mer emplissait la nuit. Une lune presque pleine illuminait les vagues d’une lumière qui accentuait sur leurs visages les zones d’ombres cachées.
 
Ils marchaient assez près l’un de l’autre pour sentir leur chaleur et laissaient la trace de leurs pieds nus dans le sable vierge.
 
- Tu ne regrettes rien, murmura Héléna en resserrant sa prise autour de la taille de son mari.
 
Kōnstantínos lui jeta un regard en biais et constata qu’elle souriait. Il comprit alors qu’elle n’espérait pas de réponse à sa question.
 
Qu’aurait-il pu regretter d’ailleurs, il avait fait ce que tout responsable un tant soit peu courageux aurait dû faire depuis longtemps, résister et vouer aux gémonies tous ces faiseurs d’argent pour qui rien n’était sacré.
 

 
 
 

 

Alle Rechte an diesem Beitrag liegen beim Autoren. Der Beitrag wurde auf e-Stories.org vom Autor eingeschickt Michel Alomène.
Veröffentlicht auf e-Stories.org am 16.12.2012.

 
 

Leserkommentare (0)


Deine Meinung:

Deine Meinung ist uns und den Autoren wichtig! Diese sollte jedoch sachlich sein und nicht die Autoren persönlich beleidigen. Wir behalten uns das Recht vor diese Einträge zu löschen! Dein Kommentar erscheint öffentlich auf der Homepage - Für private Kommentare sende eine Mail an den Autoren!

Navigation

Vorheriger Titel Nächster Titel

Mehr aus der Kategorie "Politik & Gesellschaft" (Kurzgeschichten in französischer Sprache)

Weitere Beiträge von Michel Alomène

Hat Dir dieser Beitrag gefallen?
Dann schau Dir doch mal diese Vorschläge an:


AU REPOS DU NEANT - Michel Alomène (Fantasy)
Bad year 2021 - Rainer Tiemann (Historisches / Geschichte)