Michaël Arcadia

Ex-libris

Je n’avais pas pris ce jour-là le chemin des écoliers pour rentrer chez moi. Aussitôt ma dernière affaire conclue, une seule idée trottait dans ma tête : feuilleter avec passion les pages des derniers livres que je venais d’acquérir. Je suis bibliophile, et même plus qu’un ami des livres, je suis un amoureux des livres !

Mon passe-temps favori est d’aller chiner au marché aux puces pour y dénicher le livre rare. Le livre qui sort de l’ordinaire. Les plus vieux sont mes préférés.

Ce jour-là, je n’avais pas été déçu, j’avais trouvé un livre d’ésotérisme datant du XVIIIème siècle et un autre écrit en latin datant de 1575. Ce dernier, in octavo, c’est-à-dire dont la feuille initiale a été imprimée puis pliée trois fois pour donner huit feuillets, soit seize pages, et relié plein cuir fauve avec dos à 5 nerfs, allait attirer toute mon attention. Je sais, c’est un peu technique pour le néophyte, mais nécessaire pour décrire le livre en question.

La première étape teintée d’hypocrisie se déroule sur le marché avec le vendeur. Il faut absolument donner l’impression que le livre ne nous intéresse pas. C’est très difficile à faire lorsqu’on a un coup de foudre pour un livre.

La seconde étape plus intime, et de loin la plus intéressante et excitante, se déroule à la maison. Un livre est intéressant à mes yeux s’il parle, s’il contient une multitude de traces laissées par ses anciens propriétaires. Je cherche à connaître la personnalité des anciens lecteurs en relevant a priori d’anodins petits indices, tels que quelques mots griffonnés dans la marge, un papier annoté, une photo oubliée, une odeur caractéristique… Toutes ces choses suffisent à me représenter, tel un hologramme, un ancien propriétaire. Un hologramme certes, mais avec un caractère, des passions et une âme parfois.

J’admets, un peu honteux, que je n’acquiers pas un livre pour la lecture  mais plutôt pour le toucher, le sentir et l’inspecter dans les moindres détails. C’est une relation particulière qui tend à être charnelle et spirituelle. Point de jalousie entre les livres puisque chacun subit un traitement identique digne d’une haute personnalité. Tous ont leur place réservée dans la bibliothèque qui se trouve dans un lieu aéré et non humide. Régulièrement, tel qu’on pourrait le faire pour des chevaux de course, chacun livre sort pour être éventé, feuilleté et par là même dépoussiéré. En arrivant entre mes mains, toujours gantées, les livres débutent une nouvelle vie où ils sont enfin reconnus comme des êtres vivants. Je sais que je ne suis qu’un intermédiaire, il passe entre mes mains. La transmission de tout ce trésor, j’ai quelques centaines de livres, sera un moment douloureux  qu’il faudra que je prépare longtemps à l’avance. Pas question de transmettre mes enfants à des Thénardiers ou autres vendeurs sans scrupules.

Ce ne sont pas de vulgaires choses. Parfois la nuit, j’entends mes livres parler entre eux. Des murmurent proviennent de la bibliothèque. Tout cela est inintelligible pour moi. Les livres de poèmes déclament, les livres d’histoires racontent, les livres de magie illusionnent et les missels prient pour que tous aient une longue vie. Le cuir des couvertures permet à ce brouhaha discret de n’être qu’un son feutré que peu de passionnés peuvent entendre.   

 

L’examen du traité d’ésotérisme révélait de petits signes très intéressants que seule une expertise plus poussée pouvait déchiffrer. Je passais au livre écrit en latin et dont le titre ne me disait rien : Exemplorum memorabilium cum ethnicorum. Le livre était relié en pleine peau et présentait une franche usure sur la tranche. Quelques vers y avaient fait des galeries dans le sens de l’épaisseur. Ils étaient fort heureusement retournés à l’état de poussières depuis très longtemps.

Aux puces, en palpant et en feuilletant ma future acquisition, j’avais subrepticement remarqué un marque-page. Comme généralement ce genre de découverte apporte une plus value, je m’étais bien gardé de le signaler au vendeur. Je m’étais trompé sur la nature de l’objet.

Il s’agissait à mon grand étonnement d’une enveloppe ! Combien de fouineurs peu consciencieux avaient commis cette même méprise et n’avaient pas voulu voir ce que c’était ? J’étais très chanceux. Le livre avait peut-être séjourné de longues années au fond d’une malle dans un grenier poussiéreux. La lettre dormait depuis des années ; l’intérêt que j’allais lui porter aller la réveiller.

Cette enveloppe venait directement du passé, et c’était un véritable miracle de la trouver aujourd’hui encore fermée. Le papier vélin pur chiffon avait jauni avec le temps. C’était le seul indice qui trahissait l’âge de l’enveloppe. Je sentais à la nature du papier, qu’elle n’était pas aussi ancienne que le livre.

Les douces années de sommeil, loin des guerres, loin des tourments de la vie, entre les pages noircies de phrases latines l’avaient protégée de toute usure. Depuis quand était-elle cachetée ? Cinquante ans ? Quatre-vingts ?

 

Au dos, trois lettres avaient été écrites : A, M et D. Elles avaient été calligraphiées avec un soin extrême ce qui soulignait le caractère consciencieux de son auteur. Sans doute les initiales de l’expéditeur !  Je ne souhaitais pas me jeter sur l’enveloppe pour l’ouvrir. Le réveil devait se faire en douceur. Je souhaitais m’aider du livre pour commencer à récréer le personnage qui pour l’instant n’était qu’un vague être ayant vécu à plusieurs dizaines années de moi.

Un magnifique ex-libris collé à l’intérieur de la couverture me révélait le prénom, plutôt le diminutif, de la propriétaire du livre et, sans presque aucun doute, celle de l’enveloppe car les initiales correspondaient. La lettre devait donc dater de la fin du XIXème siècle car on pouvait lire sur l’ex-libris : « Mademoiselle Alex M D, 23 septembre 1884 à Bruxelles». Ce prénom pouvait être masculin ou féminin. L’ex-libris représentait la Vénus de Milo dans une vue assez inhabituelle, de dos, telle qu’on peut la voir au musée du Louvre quand trop de monde contemple la statue de face. On ne pouvait se tromper sur l’origine de la déesse car le dessin était identique à la statue de Milo, sans bras et sans jambe, le dessin s’était limité aux parties supérieures du corps. Une force de séduction inégalée s’en dégageait malgré les quelques adaptations nécessaires pour faire tenir cette Vénus dans un cadre un peu contraint. La finesse du dessin dégageait une sensualité qui insidieusement me faisait penser que ce livre et cette lettre appartenaient plutôt à une « Alexandra »…

Alexandra devenait de plus en plus réel dans mes pensées, elle me paraissait maintenant d’une beauté à couper le souffle. Mes pensées étaient parties de quelques obscurs linéaments pour incarner maintenant un être réellement vivant dont l’image avait peut-être été substituée inconsciemment à des modèles féminins que j’avais vus récemment à la télévision ou dans des magazines.

Je me concentrais à nouveau sur mon examen. J’analysais l’écriture d’Alexandra. Les lettres et la date avaient été tracées à la plume d’oie et le tracé, semblable à celui d’une écolière appliquée, révélait certainement le jeune âge de la personne. Les lettres très allongées montraient qu’elle devait avoir un caractère bien marqué, indépendant. Cette fille devait être en constante recherche d’une quelconque évasion.

Je continuais mes recherches mais au fil des pages aucun petit signe ne faisait parler davantage le livre. Il restait désespéramment muet. Il y avait ça et là des pages plus usées que d’autres où l’on pouvait remarquer des mots encadrés au crayon, parfois même des phrases entières. Elle était assez érudite pour semble t-il être capable de lire le latin. Le thème récurrent était celui de l’Amour. Amoris flamma, amore caleo, amore alicujus depereo… Alexandra était-elle amoureuse ? Rien de bien convaincant. Le livre avait donné quelques indices mais le contenu de la lettre en donnerait certainement plus.

Le monde dont devait parler la lettre était maintenant révolu. Sans parler de nostalgie, je ressentais une certaine tristesse à l’idée qu’Alexandra ne devait plus être de ce monde. Mais une certaine excitation, analogue à celle d’un égyptologue s’apprêtant à désensabler un pan de mur recouvert de hiéroglyphes, commençait à monter en moi. L’écriture cachée par l’enveloppe n’avait jamais été lue, elle était vierge de tout lecteur. Aucun destinataire n’était inscrit sur la lettre et le hasard avait voulu qu’elle tombe entre mes mains. Je savais qu’un seul geste pourrait répondre à toutes mes interrogations. Cette pensée lancinante trottait dans ma tête.

Je pouvais après tout briser un vœu. J’imaginais qu’Alexandra avait écrit un vœu voire plusieurs et qu’ouvrir cette enveloppe briserait ses souhaits. Les répercussions pouvaient être inattendues. Je n’étais pas superstitieux et j’étais étonné d’y croire un peu. Jamais je n’avais redouté le passage sous une échelle ou débuté un vendredi 13 avec une certaine appréhension.

La lettre pouvait aussi exprimer des sentiments tendres, contenir des propos intimes. Je m’insinuais dans la vie d’une étrangère à la manière d’un triste voyeur.

La curiosité devenait de plus en plus lourde à porter.

Le temps avait fait son ouvrage. Il y avait, dans tous les cas possibles, prescription. Alexandra était loin maintenant, et si par miracle elle était encore vivante, elle avait très certainement oublié le contenu de sa lettre.

Reflet d’une époque, cette lettre avait une valeur inespérée à mes yeux. Elle n’était ni plus ni loin que des notes trouvées à fil des pages mais concentrées dans une lettre. Je serai, et c’était un point très important, le premier à lire ces notes. L’enveloppe s’était transformée en énigme. Je savais que plus j’attendais le moment ultime de l’ouverture, plus je prenais un plaisir certain à spéculer sur son contenu. Cela devenait une obsession qui troublait mon sommeil. Mon enquête ne pouvait pas se terminer sans avoir examiné cette preuve capitale. 

La nuit suivante, l’idée d’aller chercher l’information devenait obsédante. Le mot « torture » vint à mon esprit. Je ne pouvais plus résister, ce plaisir fait d’attente avait franchi un palier, celui de torture morale.

Il devait être 3 ou 4 heures du matin, sans réfléchir, poussé par une force intérieure et décidé à rompre le scellement du papier collé par une salive séchée depuis des années, je me levais brusquement.

 

A l’aide d’un coupe-papier en acier bien effilé, délicatement, j’incisai la tranche supérieure de l’enveloppe. Mon cœur battait très fort. Je sortis fébrilement une lettre jaunie. Elle était pliée en deux.

Un geste, et la lecture commença :

«  3 octobre 1885 »

Plus d’un siècle, cette lettre avait plus d’un siècle !

«  Aujourd’hui est un jour particulier car j’ai décidé de partir.»

Partir ? « Partir » ça veut dire quoi ?

« Las de ce monde qui ne m’offre rien, où les injustices sont de plus en plus nombreuses, je veux découvrir ce qu’il y a de l’autre côté.»

Ma gorge se nouait, je comprenais sur quoi j’étais tombé. C’était déchirant et en même temps curieux.

« Le cap qu’a pris ma vie donne en direction de récifs. Je veux devenir un poisson dans l’eau, être libre et sans entraves. »

Le parallèle avec la mer était joli. Ma Vénus se transformait en Amphitrite un court instant. Mais elle devenait sombrement Thanatos dans mon esprit. J’avais un triste pressentiment en lisant entre ces lignes.

« Je demande pardon à mes proches. Je suis comme un violon sans cordes, bon à mettre au feu. Mes cordes se sont cassées et je n’ai encore rien vu. Ne me jugez pas trop vite, cette décision me regarde. Je suis pour vous encore une adolescente mais au fond, ce sont vos yeux qui me voient ainsi. Laissez-moi régenter ma vie comme je l’entends. Aillez simplement quelques pensées pour moi afin que je trouve la force d’aller toujours plus loin.»

Je ne comprenais plus très bien où voulait en venir Alexandra.

« Pour terminer cette lettre, qui n’est somme toute qu’un dernier message, je serais heureuse que vous preniez conscience de la chance qui est la vôtre : avoir une fille qui s’émancipe, qui sort du giron parental. C’est vrai que ce n’est pas le meilleur moyen pour le faire mais je n’ai pas le choix, nous ne nous comprendrons jamais. Vous me donnez l’impression de deux statues qui ne se parlent jamais. N’oubliez pas que je vous aime. Je serai toujours là, car je crois au force de l’esprit,

Alexandra

P.S. : une chiromancienne m’a prédit que le siècle qui allait naître m’apporterait beaucoup de bonheur. Je tenais à ce que vous le sachiez. »

Après cette lecture, je me sentais mal. Je ne savais plus à quelle époque je me trouvais. Je découvrais une lettre que la famille aurait aimée lire à une certaine époque.

Pendant des mois, j’ai cherché à quels parents était destinée cette lettre. Je l’aurais transmise aux descendants. Cette lettre avait certainement une valeur sentimentale inestimable pour la famille. Mes recherches sont restées longtemps vaines.

 

J’ai su dès le début que l’enveloppe contenait une lettre. Ce qui, en y repensant après, aurait pu être totalement différent. J’aurais pu trouver une liste d’emplettes, un poème célèbre recopié, une lettre d’amour. Je ne me suis jamais posé ces questions comme si le contenu de cette lettre devait répondre à une question qu’inconsciemment je me posais. Je devais en être forcément le destinataire. Un pont d’un siècle avait été nécessaire pour faire la jonction entre le XIXème siècle et la fin du XXème siècle, entre elle et moi. On peut appeler cela une rupture de temps. La chance était avec moi et avait permis à ces quelques mots de traverser le temps dans un lit de cuir datant du XVIème siècle. Ma vie a infléchi sa route, et je dois avouer que cette lettre y est pour quelque chose. J’ai compris bien des choses. Cette lumière, qui aurait pu être une lueur blafarde venue du fond des âges, est devenue un phare pour l’ensemble des faits qui depuis ont jalonné ma vie.

 

Dix ans après avoir découvert la lettre, j’étais tombé par hasard sur une biographie d’Alexandra David-Neil. Après quelques minutes de lecture, je découvrais que cette « Alexandra » avait vécu à Bruxelles. Le rapprochement fut instantané, l’auteure de la lettre prenait chair. Je ne pouvais pas me méprendre, j’appris qu’elle s’appelait, avant de se marier, Alexandrine Marie David. Les trois initiales étaient identiques à celles qui se trouvaient sur le dos de la lettre.  J’étais en même temps soulagé car Alexandra avait été centenaire. La lettre était donc loin d’être une fin. Sa vie avait été extraordinairement remplie.

Sa biographie racontait qu’adolescente, elle avait fugué pour partir rejoindre l’Italie en passant par le massif du Saint-Gothard. Tout devenait clair dans mon esprit. La lettre était un véritable document historique. Cette lettre avait sûrement été écrite avant son départ. Elle avait été oubliée dans le livre.

Depuis, j’ai donné cette lettre au musée de Dignes qui conserve une grande partie de la correspondance de cette aventurière hors norme.

Cette lettre devint pour moi une raison de sortir de ma bibliothèque, pour partir, rencontrer, découvrir et toujours repartir.

Depuis, les murmures se sont tus dans ma bibliothèque.

 

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Veröffentlicht auf e-Stories.org am 28.11.2009.

 
 

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