Guillaume Gressier

Noailles

Des bribes, principalement. Quelques sensations fugaces.
Les arômes cathares du vin des Corbières, un apéritif difficile à la vodka un lendemain de cuite, avant de passer au pot-au-feu, la lumière et la sueur d’une course sur la corniche, des mains piochant dans un tajine, la douceur de l’ombre d’un platane lors d’un barbecue dans les hauteurs de Bompard.
Ce sont mes seuls souvenirs personnels.
Le reste a été effacé, comme soufflé par l’explosion de conscience de mon premier repas.
Je ne saurai dire, par exemple, quelle parcours professionnel m’a conduit à occuper un poste de contrôleur de gestion dans un open-space désert des Caillols ; ni quand, ou comment, j’en suis venu à loger rue d’Aubagne. Je ne reconnais pas mes anciens amis, ni mes parents ou mes collègues. Leurs visages, leurs noms ne me parlent pas. Le timbre de leur rire me surprend et il m’est impossible de savoir ce que j’ai pu apprécié chez eux.

Un sms m’a réveillé en fin de matinée, un dimanche de printemps. J’avais pris mon premier repas la veille au soir, sans comprendre réellement ce qui m’était arrivé. Je me suis levé, encore sous le choc, et me suis rendu au salon pour y récupérer le téléphone.
Vous remarquez ? Pas la moindre hésitation, pas le moindre doute. Téléphone, sms, salon. La mémoire fonctionne.
J’ai ouvert le message de Flo-finou, ravi d’être invité à “1 contrée a l’aprt en debut d’am”, avant de m’interroger. Mais qui est Flo-finou ?
Je n’ai rencontré aucun problème concernant la contrée ou “l’aprt”, ni pour me souvenir comment afficher le répertoire de mon Samsung, mais impossible de reconnaître qui que ce soit dans la liste de contacts que je déroulait frénétiquement.  
J’ai posé le téléphone et regardé vers la fenêtre, cherchant quelqu’un dans ma mémoire. Pas quelqu’un en particulier. Je cherchais n’importe qui. Juste quelqu’un dont je puisse me souvenir. Ma mère, mon père, une petite amie, qui que ce soit ! Personne.   

Je n’ai pas eu le loisir de m’inquiéter. Quelque chose, un éclat de voix sans doute, a attiré mon attention vers la rue. J’ai senti immédiatement la foule qui s’y pressait, à quelques mètres de moi et, d’instinct, me suis nourri.
Un de me repas les plus grandiose. Le fait que ce fut presque le premier a dû jouer un rôle, c’est évident, mais je pense surtout au changement d’heure.
Le passage à l’heure d’été datait du week-end précédent et le soleil était au rendez-vous. Convaincus - et à raison - que la température allait rester agréable jusqu’en début de soirée, et confortés dans cette idée par un soleil se couchant à nouveau tard, les gens sortaient tous de chez eux. Après la vague de froid qui avait déferlé sur l’Europe dans les premiers jours de l’année, le plaisir qu’ils prenaient à être dehors, confortables, sans l’entrave des vêtements épais, était palpable dans l’air ambiant, embaumait leurs pensées et embrasait mon festin.    
Les familles allant et venant, les femmes testant dans les regards des hommes les prémisses de leur beauté d’été, le réveil des hormones attisant désir et rivalité, tout me parvenait en grappes délicieuses. Je m’abreuvais des rêves naissants de voyages et d'étreintes, de l’excitation des jeux de ballons et des marchandages à la sauvette, de l’électro-raï luttant contre le RN’B par les fenêtres enfin ouvertes.
Je passai ainsi toute l’après-midi à me rassasier, suspendu dans l’extase, et me couchait en même temps que Noailles, repu.     

Comme vous le voyez, la perte de mes souvenirs personnels ne m’a pas affecté outre mesure. Je n’en éprouve aucun manque. Juste un sentiment de légère frustration lié à une curiosité insatisfaite.
D’après ce que je perçois de votre tumulte affectif, je suis convaincu que le repas m’apporte des plaisirs qu’aucun de vos poètes n’oserait s’attaquer à décrire, des émotions qu’aucune passion amoureuse n’égalera jamais. Donc je ne me plains pas du changement, bien au contraire.
Si je comprend, intellectuellement, que ces souvenirs participaient de mon l’identité ; qu’ils me constituaient comme individu unique doté de son histoire propre ; leur perte ne creuse aucun manque, aucun sillon de souffrance. Les principes d’identité, d’individualité ou d’interaction s’effacent dans la plénitude du repas.

Mais ne croyez pas pour autant que d’intenses désagrément me soient épargnés au quotidien. Chaque plaisir a son prix et le repas n’échappe pas à la règle. Je l’ai découvert à mes dépends dès mon premier “nouveau jour” de travail, et cette malheureuse routine se reproduit inlassablement depuis lors.

Le tout début de matinée ne pose pas de problème. Habitant rue d’Aubagne, rue grouillante s’il en est, j’ai la chance d’ignorer ce qu’est un soir de jeune. Je bénéficie donc des réserves de la veille pour attaquer la journée.
Le chemin vers l’arrêt de tram de la place des Capucins, départ de la ligne 1, m’offre un petit déjeuner de livreurs, d’épiciers, de boulangers mais surtout de charcutiers, poissonniers et primeurs déballant leurs étales à grands éclats de voix, heureux sans le savoir de participer à l’éveille du quartier.
Les choses se corsent en pénétrant sous la voûte aride menant au tram car le départ de la ligne, froid et aseptique, incite au robotisme les travailleurs encore engourdis par le sommeil.
En dehors des vacances scolaires, j’ai l’opportunité de saisir quelques bouffées d’air au côté d’un groupe d’ handicapés mentaux qui effectuent le même trajet que moi. Ils en est toujours un parmi eux pour poser une question, faire une remarque ou s’intéresser aux choses, aux gens, sur lequel tombe son regard, rehaussant à lui seul l’activité de la rame. Ce n’est pas suffisant pour être nutritif à proprement parler mais permet tout de même de retarder la diète de quelques minutes.
Lorsqu’ils quittent le tram à La Grognarde c’est pour moi le début d’une lente asphyxie.
La rame s’étiole sur le reste du trajet pour arriver, vide ou presque, en bout de ligne. A la sortie, les Caillols m’offrent un espace de béton déserté dont je dois m’extraire en marchant péniblement pour gagner l’immeuble où est décentralisé mon service.

Les deux tiers des bureaux de l’immeuble sont inoccupés, en attente d’entreprise pour les louer. Mon open-space est réparti sur tout le deuxième étage, pris en sandwich entre deux couches exemptes de toute activité humaine.

A peine arrivé, je sens les pores de ma peau se serrer à m’en faire mal pour empêcher toute vie de s’échapper.
La plus part de mes collègues sont en déplacement sur le terrain. Comprenez “en fuite”. Les autres arborent des mines affaissées dont la couleur varie en fonction du niveau d’addiction au tabac. Ils contemplent leurs tableurs excel d’un air blafard en cliquant sur la souris comme si chaque pression délivrait une dose de morphine.
J’ai beau multiplier les réunions machine à café et les meetings croissants - pains au chocolats, pas une bouffée d’exaltation ne transpire des bureaux pour rincer ma gorge sèche, aucune ambition cachée ne vient réchauffer mes membres engourdis, si bien que mes réserves de la veille viennent à s’épuiser, généralement vers onze heure.
Une teinte bleutée s’empare de mes mains, l’extrémité des doigts perd en sensibilité, mon dos se voûte et je dois lutter contre des idées noires de mauvaise fièvre.

Je me rue au Géant Casino dès qu’arrive la pause de midi, tremblant sur le chemin en songeant à cette caverne d’Ali Babba. Vous l’ignorez forcément mais tout, absolument tout, est comestible dans ce temple de frustration et d’envie qu’est un supermarché.
J’entame systématiquement par la ligne de caisse.
L’impatience des clients dans les files d’attente, leur colère impuissante face au montant du ticket, le ras le bol des hôtesses trop souvent désirées, la jalousie de celles qui aimeraient l’être d’avantage ; délicieuse entrée.
J’enchaîne ensuite par l’allée centrale qui, en plus du flux de clients, me permet d’effectuer un premier choix entre les rayons jeux vidéos / dvd et textile.
Au printemps et à l’automne les allées vestimentaires regorgent d’espoirs d’élégance et de sensualité. Je me restaure donc principalement à cette source. Je compte sur la fascination exercée par le dernier Harry Potter, ou la sortie d’un nouveau Call of Duty, pour me nourrir le reste de l’année. Après un second passage par les caisses je me dirige vers la sortie et bénéficie, de temps en temps, d’un supplément bienvenu sur le parking lorsqu’une bagarre éclate en raison d’un accrochage ou d’une place n’ayant su faire son choix entre deux automobilistes.

L’après-midi de travail reproduit, en pire, le schémas du matin. A l’heure dite, je m'arrange pour quitter le bureau inaperçu afin que personne ne remarque ma peau desséchée creusée de rides, mon souffle rauque et mes yeux jaunes.
Je renais sur le chemin du retour, sortant du tram vingt ans plus jeune que je n’y suis entré et festoyant dans les rues de mon quartier.

Je pense changer de travail un jour prochain. Si le Casino des Caillols venait à brûler ou à être victime d’un grève, je ne suis pas sur que mes conditions de travail me permettraient de survivre.
Il me faut quelque chose de central et grouillant comme le restaurant Macdonnald de la Gare Saint-Charles ou la Bourse de Paris.
En attendant de dépasser mon appréhension pour les entretiens de recrutement et les déménagements je compte les jours jusqu’aux phases de qualifications pour la prochaine coupe du monde de football.
Si l’Algérie se qualifie, je suis sûr de vivre une orgie de klaxon et de “One, two, three” qui durera plusieurs jours et plusieurs nuits.









 
 

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Veröffentlicht auf e-Stories.org am 09.07.2012.

 
 

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